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DISCUSSION
AVEC YVES LAVANDIER
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A qui pensiez-vous
vous adresser quand vous avez écrit La
dramaturgie ?
En priorité aux dramaturges et aux
scénaristes. Mais aussi aux partenaires des arts de la dramaturgie
: acteurs, metteurs en scène, producteurs, dessinateurs (dans
le cas de la bande dessinée), etc. Et puis aussi à tous
ceux qui octroient ou refusent des aides sur la lecture des textes
dramatiques et qui n'ont pas tous les compétences pour le faire.
C'est en pensant à eux que j'ai d'abord écrit une annexe
sur l'évaluation d'un scénario ou d'une pièce
et maintenant un livre à part entière : Evaluer
un scénario. Enfin, comme j'ai voulu La dramaturgie
très accessible, je crois qu'il peut intéresser tous
les spectateurs curieux de mieux comprendre le théâtre,
le cinéma ou la bande dessinée, et les rapports que
ces arts entretiennent avec la vie.
Le grand principe du
livre est la modélisation.
En effet. J'examine l'œuvre des grands auteurs
dramatiques, sans faire d'élitisme – il y est autant question
d'Anton Tchekhov que de Lowell Ganz et Babaloo Mandell – et j'essaie
de répondre à trois questions : de quoi sont faites
les œuvres dramatiques ? pourquoi sont-elles faites ainsi ?
et que faut-il faire pour en écrire ? La question du pourquoi
m'a toujours paru capitale. Je crois qu'on ne peut pas se contenter
de dire : "Je vois ça dans le répertoire, donc
j'en déduis une règle". Je préfère
dire : "Je vois ça dans le répertoire, je me demande
pourquoi et si je trouve que la raison de cette présence est
sage et logique alors j'en déduis une règle". Je
pense même que plus la justification a de sens et plus le mécanisme
décrit a des chances d'être juste et utile.
Vous citez à
peu près 1 400 œuvres en exemple : pièces de théâtre,
opéras, longs métrages, courts métrages, sketches,
épisodes de série télévisée, albums
de bande dessinée. C'est énorme.
Oui, ça peut paraître beaucoup.
C'est venu comme ça. Je ne me suis pas freiné. Et puis
j'ai voulu proposer au lecteur un grand voyage dans le répertoire
dramatique. Cela dit, il y a une petite centaine d'œuvres qui reviennent
le plus souvent. J'invite d'ailleurs vivement le lecteur à
connaître un minimum de ces œuvres avant de lire La dramaturgie
(voir la liste complète).
Cela rend ledit voyage d'autant plus enrichissant.
Vous faites même
parfois référence au cirque.
J'aime beaucoup le cirque. C'est un lieu où la
dramaturgie a sa place, et pas uniquement dans les sketches de clown.
Comment est né
La dramaturgie ?
Entre 1983 et 1985, j'ai fait des études
de cinéma à Columbia University, à New York.
J'y ai appris beaucoup, en particulier sur l'écriture de scénario
et la mise en scène. J'y ai aussi tourné de nombreux
courts métrages. Je suis rentré en France à l'été
1985. J'ai commencé à gagner ma vie comme scénariste.
Et puis, en 1987, je me suis mis à animer des ateliers d'écriture.
Bien sûr, je faisais surtout écrire les participants
mais j'avais une petite partie théorique. Rapidement, mes élèves
m'ont demandé de la mettre au propre. Cela a donné un
polycopié de huit pages. C'était le tout premier jet
de La dramaturgie. Je l'ai encore. Mais c'est seulement
quand le polycopié a dépassé cent pages que j'ai
pensé tenir un livre. La dramaturgie est donc
le fruit de mes études de cinéma, de mes activités
de scénariste, dramaturge, pédagogue et script doctor,
et de trente bonnes années de nourritures culturelles.
Auriez-vous pu l'écrire si vous n'aviez pas été
vous-même auteur dramatique ?
Sûrement pas de la même façon. Le fait de connaître
l'écriture de l'intérieur a forcément influencé
ma vision.
On sent, à travers
vos exemples, que vous venez du cinéma plutôt que du
théâtre. Vous citez les grandes pièces du répertoire
mais il n'y a pas grand chose sur le théâtre contemporain,
disons à partir de 1950.
Ce n'est pas tout à fait vrai. Amadeus,
En attendant Godot, Roberto Zucco et Pour un oui
ou pour un non font partie des 82 œuvres de référence
et je cite d'autres pièces contemporaines en exemple de
façon plus ponctuelle. Je pense à L'atelier,
Célimène et le Cardinal, Le chant
de la baleine abandonnée, Croisades,
Elvire Jouvet 40, Incendies, Mamie
Ouate en Papoâsie, Rhinoceros, Trahisons.
Je parle aussi très souvent de Huis clos, Mort
d'un commis-voyageur, La vie de Galilée
qui sont des pièces très modernes, à défaut
d'être strictement contemporaines. Je me suis amusé à
repérer les oeuvres que je cite le plus souvent. Il s'agit,
figurez-vous, de Cyrano de Bergerac, Hamlet
et Oedipe roi. Trois pièces de théâtre
! Par ailleurs, j'ai moi-même écrit plusieurs pièces,
essentiellement du théâtre de marionnettes, et j'ai fait
de la mise en scène de théâtre. Pour l'anecdote,
j'ai même joué le rôle du Messager dans une mise
en scène de l'Antigone d'Anouilh à New
York. Donc je connais le théâtre à la fois comme
spectateur et comme artiste. Mais je vous concède que mon activité
principale est orientée vers le cinéma et la télévision
et que je vais plus souvent au cinéma qu'au théâtre.
J'ai aussi l'impression que, malgré son jeune âge, le
cinéma permet plus de jouer avec l'art du récit dramatique
que le théâtre. Vers 1930, à l'apparition du cinéma
parlant, Marcel Pagnol avait déjà senti que les auteurs
allaient pouvoir réaliser "des œuvres que ni Molière
ni Shakespeare n'avait eu les moyens de tenter". Tout cela
explique peut-être l'impression que vous avez.
Alors disons qu'il
n'y a pas grand chose sur le théâtre expérimental
de ces dernières années.
C'est vrai, on me l'a déjà reproché, mais
il n'y a pas grand chose sur le cinéma expérimental
non plus. Et ce n'est pas une question de date. La cantatrice
chauve qui date de 1950 est plus expérimental que Roberto
Zucco écrit quarante ans plus tard. La dramaturgie
n'est pas une encyclopédie sur les arts de la dramaturgie,
qui passerait en revue toutes les formes de théâtre,
de Thespis à Robert Wilson en passant par les jets d'ufs
pourris à Nanterre dans les années 1970. Il s'agit d'un
traité sur l'art du récit aristotélicien. Je
défends une dramaturgie aristotélicienne pour plusieurs
raisons majeures, la principale étant que la vie (humaine ou
autre) est elle-même aristotélicienne. La vision d'Aristote
est en rapport avec le fonctionnement biologique, sociologique et
psychologique de l'humain. Malgré (ou après) Freud,
le SIDA, la bombe atomique, les crimes contre l'humanité, le
world wide web, l'amitié franco-allemande, les jeux vidéo,
les attentats du 11 septembre 2001, que sais-je encore, ce fonctionnement
n'a pas changé depuis les contemporains d'Eschyle. Certains
sujets et certains obstacles ont changé, oui, mais pas la façon
que nous avons de les vivre au plus profond de nous-mêmes. Bref,
La dramaturgie est un livre sur la façon de
raconter une histoire simple avec un début, un milieu et une
fin. Ce qui, entre nous, est déjà sacrément difficile.
Ceux qui pensent qu'il vaut mieux connaître les règles
avant de les tordre peuvent trouver mes livres utiles. Les autres
n'ont besoin de rien pour faire les pieds au mur.
On sent que vous n'idolâtrez personne. Même Hitchcock,
que vous admirez, a droit à quelques réserves. Ou Certains
l'aiment chaud.
Oui, ou Le Cid, Le Tartuffe,
Hamlet et plein d'autres. Je pense qu'il n'y a pas d'œuvres
ou d'auteurs intouchables. Je comprends que cela fasse grincer quelques
dents. Beaucoup d'amateurs ont tendance à se fabriquer un panthéon
et à s'y fixer. Ils s'efforcent ensuite de tout justifier,
faiblesses comprises, et il ne faut surtout pas toucher à ce
qui est devenu sacré. Il est sûrement heureux que les
uvres d'art ne soient pas parfaites. Mais certaines, y compris
dans les panthéons, gagneraient à être plus cohérentes.
Les artistes sont d'ailleurs souvent les premiers à reconnaître
qu'ils se sont parfois fourvoyés. A propos de son uvre,
Samuel Beckett déclarait en 1968 :: "Il y a des faiblesses
nécessaires mais d'autres que je ne me pardonne pas".
Hitchcock a souvent regretté le flashback mensonger du
Grand alibi, l'explosion de la bombe dans Agent secret
ou les plans-séquences des Amants du Capricorne.
Je trouve très sain de n'être ni cadenassé à
un panthéon ni soumis au fascisme des "spécialistes"
ou des idolâtres et d'avoir l'autonomie mentale d'émettre
des réserves sur les "classiques". Les deux mots
clefs, que dis-je, les deux valeurs clefs sont "autonomie"
et "authenticité" (cf. Evaluer
un scénario). Etre authentique, c'est être
en accord avec son moi profond et avec son ressenti. Trop de cinéphiles
aiment certaines uvres parce qu'on leur a dit qu'il fallait
les aimer. A propos de Sueurs froides, un lecteur est
venu me voir un jour et m'a remercié chaleureusement . J'ai
tout de suite compris de quoi il parlait. Il n'avait jamais osé
dire que ce film le faisait profondément ch... Les "spécialistes"
affirmaient que c'était un chef d'uvre et si on n'aimait
pas Sueurs froides (ou La règle du jeu
ou Playtime ou Providence,
cochez la case), alors on était forcément le
dernier des imbéciles, le dernier des incultes. Avec La
dramaturgie et Evaluer un scénario, j'ai
envie de dire aux lecteurs : ne vous en laissez pas compter, ni par
moi ni par les autres. Ce qui compte, c'est que vous soyez authentiques
et autonomes.
Est-ce qu'il vous
arrive de citer des œuvres ou des auteurs pour arroser tout le monde,
pour ménager la chèvre et le chou ?
Non, pas du tout. Il y a tellement d'exemples éloquents
dans le répertoire que je peux me payer le luxe de citer les
œuvres que j'apprécie.
La dramaturgie est
donc un livre subjectif.
Bien sûr ! Comment peut-il en être
autrement ? Je pense qu'en lisant La dramaturgie, Construire
un récit ou Evaluer un scénario
vous en apprenez autant sur moi que sur les mécanismes du récit.
Sur l'importance que j'accorde à l'enfance, aux émotions,
à l'humour, au développement personnel. Sur mes besoins
de sens et de structure, à la limite du névrotique.
C'est pourquoi j'invite le lecteur à y puiser ce qui trouve
écho en lui, ce qui peut l'aider, et à laisser le reste.
Bref, encore une fois, à être autonome. Le lecteur qui
me fait le plus peur n'est pas celui qui déteste mon bouquin,
c'est celui qui l'adore inconditionnellement, sans personnalité,
sans esprit critique. C'est d'ailleurs vrai pour tous les livres et
tous les systèmes. Cela dit, celui qui le déteste sans
l'avoir lu - il y en a quelques uns !- n'est pas très estimable
non plus [sourires].
Est-ce que votre
lectorat est réparti de façon égale entre professionnels
de l'audiovisuel et professionnels du théâtre ?
Je ne pense pas. D'abord il y a des amateurs
et des professionnels de la bande dessinée parmi mes lecteurs.
Ensuite, il est probable que le cinéma l'emporte. Pour plusieurs
raisons : il est plus fréquenté et il fascine plus
que le théâtre. C'est peut-être dommage mais c'est
comme ça. Maintenant, si La dramaturgie permet
à quelques cinéphiles ou bédéphiles de
découvrir Sophocle, Ibsen ou Brecht, je serai enchanté.
Il y a une richesse et une humanité extraordinaires dans le
répertoire théâtral. Idem si mon livre conduit
les professionnels du théâtre à découvrir
Jiro Taniguchi, Jean-Michel Charlier, Les Soprano. Ou
ceux qui en font des tonnes sur l'image et la mise en scène
à découvrir Sur écoute. La série
de David Simon, considérée par beaucoup comme l'une
des meilleures de tout le répertoire, est filmée de
façon hyper planplan. Champ, contrechamp, champ, contrechamp...
Dans votre livre, vous
utilisez beaucoup les expressions « même si »,
« cela dit », « néanmoins »,
« en revanche ».
C'est exact. Ça doit être mon
côté schizo [rires]. En fait, j'adore les convictions,
que ce soit chez moi ou chez les autres, mais je me méfie des
certitudes. Donc quand je prends une position claire et tranchée,
je m'intéresse souvent aux contre-exemples, à tous les
éléments qui vont nuancer le propos, le rendre un peu
moins simpliste. J'aime bien les exceptions. Elles participent à
la richesse et la subtilité des règles. Mais le seul
moyen de complexifier, à mon avis, c'est de partir d'une base
univoque. Sinon, c'est tout de suite compliqué plutôt
que complexe. C'est d'ailleurs comme cela qu'on devrait écrire
une uvre dramatique. Partir d'une base simple.
La dramaturgie
a dépassé les 30 000 exemplaires pour sa version française,
il a été traduit en italien (L'ABC della drammaturgia),
en espagnol (La dramaturgia), en portugais (A
dramaturgia) et en anglais (Writing
Drama) et une traduction chinoise est en projet. Vous vous
attendiez à un tel succès ?
J'ai senti au début des années 90 que
ce qui allait devenir La dramaturgie était apprécié
sous forme de polycopié et rendait service. Donc j'y ai cru
sur le long terme.
A quoi attribuez-vous
celui de La dramaturgie ?
Au bouche-à-oreille essentiellement.
Et la presse ?
Non. On a eu quasiment aucune presse au moment
de la sortie du livre (en avril 1994). Un très bel article
dans « Sciences Humaines », où on sent
que l'auteur a lu le livre, ou en tout cas une bonne partie, et un
autre dans « Politis ». C'est tout. Depuis,
quelques personnalités ont eu l'occasion d'exprimer leur sympathie
pour le livre : Michel Azama en 1997 dans « Les Cahiers
de Prospero », Frédéric Beigbeder en 2006
dans « Le Cercle », Alain Riou en 2008 et 2011
dans « Télé-Obs », Ali Rebeihi
en 2011 dans « Micro-Fictions ».
Vous êtes amer ?
En tant que lecteur, je me pose des questions.
N'y a-t-il pas des livres valables dont la presse ne parle pas ? D'ailleurs,
oui, il y en a, j'en connais quelques uns (Le principe de Lucifer,
par exemple). Mais en tant qu'auteur, je m'en fiche. La dramaturgie
prouve qu'on peut avoir du succès sans être médiatisé.
Peut-être parce que c'est un livre spécialisé
qui n'a pas besoin d'être en tête de gondole dans les
hypermarchés. Et puis c'est aussi un livre qui s'est payé
le luxe d'exister sur la durée. Vous citiez les 30 000 exemplaires
vendus à ce jour. Ce chiffre a été atteint en
vingt-deux ans. Vingt-deux ans de bouche-à-oreille lent
et ininterrompu.
Une septième
édition est parue en février 2017. Qu'y a-t-il de plus
?
Par rapport aux versions écrue de 1994 et noire de 1997,
il y a beaucoup d'éléments en plus. Je pense que le
livre est plus complet, plus clair et plus juste. Par rapport aux
versions verte de 2004 et gris-rose de 2008, il y a aussi des éléments
en moins car je me suis rendu compte que certaines parties de mon
travail étaient noyées dans l'ensemble (cf. Préface
de la septième édition). Je les ai donc sorties
et développées pour en faire trois nouveaux livres :
Construire
un récit, Evaluer
un scénario et Récits dramatiques
exemplaires.
Sans pousser à la consommation, que conseillez-vous à
ceux qui ont déjà La dramaturgie ?
Ceux qui possèdent la version gris-rose de 2008 ou la bleue
de 2011 n'ont pas besoin de racheter La dramaturgie.
Les modifications ne sont pas trop importantes. En revanche, les 40
pages sur le passage à l'acte sont devenues 220 dans Construire
un récit. Je les ai nourries en partie de mes récentes
expériences professionnelles, à la fois comme scénariste
et comme animateur d'atelier. Les 9 pages de "Lire une pièce
ou un scénario" sont passées à 60 dans Evaluer
un scénario. Récits dramatiques exemplaires
analysera une trentaine d'uvres (dont, bien sûr,
L'école des femmes et La mort aux trousses)
et fera plus de 300 pages. Je précise qu'il n'y a aucun doublon.
Vous ne trouverez pas deux développements identiques d'un livre
à l'autre, ou deux exemples détaillés de la même
façon. Ce ne serait pas correct. Il n'y a que les lexiques
qui se recoupent en grande partie.
Le fait d'avoir réalisé
un premier long métrage (Oui,
mais...)
a-t-il changer votre façon de considérer le travail
de l'auteur dramatique ?
Pas énormément parce que j'étais
scénariste et réalisateur (de courts métrages)
et même metteur en scène (de théâtre de
marionnettes) avant d'écrire La dramaturgie.
Donc, on ne peut pas dire que je sois passé de la théorie
à la pratique. La réalisation de Oui, mais...
a confirmé des choses que je savais déjà pour
les avoir vécues sur mes courts métrages. Par exemple,
que le passage du texte à l'image et à l'incarnation
par des comédiens modifie la perception du scénario
et peut amener à le réécrire à toutes
les étapes de la fabrication, de la préparation au mixage
en passant par le tournage. Je vous renvoie à l'édition
du scénario de Oui, mais... qui raconte justement
le processus de réécriture dû au tournage et au
montage.
Vous y dites que juger
les autres, même de façon constructive, ne vous a jamais
mis très à l'aise.
Oui parce que juger les autres, c'est se
placer dans une position de supériorité. Ce qui déjà
est le monde à l'envers ! Ceux qui produisent du sens,
du plaisir et des émotions, même s'ils ratent leur coup,
me paraissent bien au-dessus de ceux qui produisent des jugements.
J'en parle dans Evaluer
un scénario. Alors je sais bien qu'un artiste qui
demande au public de goûter son travail s'expose aux commentaires,
c'est la règle du jeu. Il n'empêche que la position de
juge m'est inconfortable et que je préfère celle de
l'auteur qui me paraît plus humble, paradoxalement. C'est d'ailleurs
pourquoi je m'efforce d'être aussi constructif et enthousiaste
dans La dramaturgie et de ne pas tomber dans la critique
d'humeur. J'y envoie beaucoup plus d'ondes positives que négatives.
Vous dites aussi qu'avec
Oui, mais... vous avez tenté d'appliquer les leçons
que vous donnez dans La dramaturgie mais que c'est plus facile
à dire qu'à faire.
Oui, ce n'est pas une grande découverte.
Même si dans mes scénarios je tombe dans certains des
travers que je dénonce dans mes livres, je pense y respecter
une bonne partie des règles. En tout cas, j'essaie. Ce que
je peux dire c'est qu'écrire La dramaturgie et
Construire un récit et animer des ateliers d'écriture
m'ont aidé à devenir un meilleur auteur dramatique,
ou un moins mauvais, si vous préférez. Ça, c'est
indiscutable. Et puis surtout, je continue à apprendre. En
ce moment, j'apprends beaucoup sur le travail de caractérisation.
Et sur la méthodologie. Je crois de plus en plus aux états
modifiés de conscience. Pas seulement pour affiner la conscience
de ma vie mais aussi pour débloquer une écriture. Quand
je coince sur une scène ou que je cherche une idée spécifique,
au lieu de m'acharner, je vais faire du jogging. Souvent, la réponse
vient toute seule, en courant.
Certains disent qu'on ne peut pas être à la fois un
grand théoricien et un grand praticien d'un art.
Il faut arrêter avec ce mythe qui n'a aucun fondement et ne
fait que trahir une inculture crasse. Dans tous les arts, on trouve
d'excellents artistes qui sont aussi de passionnants théoriciens
ou/et de brillants pédagogues. En musique, vous avez Jean-Sébastien
Bach, Jean-Philippe Rameau, Franz Liszt, Nikolaï Rimski-Korsakov,
Vincent d'Indy, Arnold Schönberg, Richard Wagner, Jean-François
Zygel. En peinture, je pense à Léonard de Vinci, Paul
Signac, Vassily Kandinsky, Kasimir Malevitch, Paul Klee, Charles Lapicque,
Jean Dubuffet, Jean Bazaine. En architecture, à Etienne-Louis
Boullée, Frank Lloyd Wright, Mies Van der Rohe, Le Corbusier,
Robert Venturi. Etc, etc. J'en cite d'ailleurs quelques uns dans mes
livres.
Et en dramaturgie ?
Certes, Aristote n'a pas écrit de pièce de théâtre.
En revanche, le grand théoricien du nô Zeami était
également acteur et dramaturge. Constantin Stanilavski, célèbre
théoricien et pédagogue, était également
acteur et metteur en scène. Le cas le plus remarquable est
George Bernard Shaw, dont les préfaces sont quasiment aussi
volumineuses que les pièces et qui disait (dans la préface
aux trois pièces pour puritains) : "Le droit de critiquer
Shakespeare n'implique pas le pouvoir d'écrire de meilleures
pièces". Arthur Miller a écrit des textes très
intéressants sur l'art du récit dramatique. On peut
aussi citer, dans des styles très différents, des artistes
comme Denis Diderot, Johann von Goethe, Bertolt Brecht, Jean-Paul
Sartre, Tadeusz Kantor, David Mamet. Sans oublier Corneille, Molière,
Racine et Hugo qui se sont exprimés sur leur art, souvent dans
les préfaces de leurs pièces. Corneille a également
écrit trois discours sur son métier. Dans le domaine
du cinéma, je pense à Serguei Eisenstein, Edward Dmytryk,
Sidney Lumet, Jean-Claude Carrière ou William Goldman. W.C.
Fields a écrit un texte théorique fort pertinent sur
la comédie. Will Eisner a enseigné et écrit deux
livres références sur la bande dessinée. Scott
McCloud, l'auteur d'un livre exceptionnel sur la BD (Understanding
comics) est également scénariste et dessinateur.
Benoît Peeters est à la fois essayiste et scénariste
de bande dessinée. Et puis, bien sûr, il y a Frantisek
Daniel, que j'ai eu la chance de croiser à Columbia University,
qui était un immense pédagogue et qui a écrit
une dizaine de longs métrages tchèques. Il est, en particulier,
le producteur du Miroir aux alouettes, Oscar du Meilleur
Film en langue étrangère en 1966.
En vérité, les quatre combinaisons sont possibles :
bon artiste-bon théoricien (ou pédagogue ou script doctor),
bon artiste-mauvais théoricien, mauvais artiste-bon théoricien
et mauvais artiste-mauvais théoricien. Ce n'est pas parce que
la combinaison la plus fréquente est mauvais-mauvais que bon-bon
n'existe pas. Qu'on se le dise une bonne fois pour toutes et qu'on
arrête d'attendre les gens au tournant, en bien ou en mal. Cela
cause un tort considérable au cinéma français
et aux arts en général. Pour apprécier/évaluer
une oeuvre d'art, l'authenticité est la seule et unique voie
(cf. Evaluer
un scénario). Sinon, on est comme l'empereur et
son peuple dans Les habits neufs de l'empereur.
Que pensez-vous avoir
raté dans le scénario de
Oui, mais... qui
pourrait choquer l'auteur de La
dramaturgie ?
J'ai l'intuition d'avoir raté des
choses mais ce n'est pas facile d'avoir du recul sur son bébé.
C'est plus facile de doctorer le travail des autres ! Je pense
que j'ai raté la caractérisation de la mère.
Je ne l'ai pas assez aimée, assez comprise, assez prise au
sérieux. J'ai plutôt voulu me moquer d'elle. Je pensais
que c'était pour éviter de tomber dans le pathos, pour
être léger, mais en fait, avec le recul, je devine que
j'ai voulu régler quelques comptes. Et ce n'est pas une bonne
idée en dramaturgie. Il faut vraiment aimer et excuser tous
ses personnages. Dans ce contexte, Alix de Konopka n'a pas eu la partie
facile et je lui sais gré de m'avoir donné ce qu'elle
m'a donné.
Dans La dramaturgie, vous expliquez que le dialogue doit
être réduit au minimum et que c'est le plus faible outil
pour faire passer des informations. Or, Oui, mais... comprend
beaucoup de dialogues.
Le dialogue est la partie émergée de l'iceberg, y compris
au théâtre. Mais quand on entend plein de dialogues,
cela ne veut pas dire qu'il n'y a rien d'autre. Dans Le dîner
de cons, 12 hommes en colère et Le
limier, il y a plein de dialogues. Mais il y a aussi tout
un travail de structure et de caractérisation. C'est le cas
également dans Oui, mais.... Entendons-nous,
je ne me compare pas aux plus grands. Je les cite pour dire que, même
chez eux, "beaucoup de dialogues" ne signifie pas "uniquement
du dialogue". Si c'est vrai chez eux, ça peut être
vrai chez les autres, quel que soit leur niveau.
Sur le dialogue, j'ai le cul entre deux chaises, une position délicate
à défendre, et souvent mal comprise. Et, pour arranger
les choses, le dialogue qui, en effet, est le langage le moins puissant
de la dramaturgie, est à la fois un outil surestimé
et un outil mésestimé. Surestimé par certains
(les adorateurs de Sacha Guitry, Michel Audiard, etc. + les auteurs
de mauvais soap operas) et mésestimé par d'autres (tous
les gens qui ne jurent que par l'image). On ne doit pas se reposer
sur les dialogues, certes, mais, en même temps, on ne peut pas
raconter une histoire humaine sans dialogues. Ou alors, c'est artificiel,
ça sonne faux. Ou encore, on raconte une histoire de survie
dans laquelle on est au niveau le plus bas des besoins humains, au
niveau animal. Je rappelle, en outre, qu'il y avait des dialogues
et, parfois même, beaucoup de dialogues dans les films dits
"muets". Pour revenir à Oui, mais...,
dans un cabinet de psy, on parle beaucoup. Le sujet impose forcément
du dialogue. Mais on peut être aussi dans l'émotion,
le conflit, la comédie et même l'action (au sens grec
du terme, pas au sens de Bruce Willis qui fait des acrobaties dans
une cage d'ascenseur). La scène de gestalt, la scène
de visualisation, la scène d'apprentissage de l'humour ne sont
pas uniquement des scènes de dialogues.
La seule chose qu'on peut légitimement reprocher à un
auteur c'est de dire les choses au lieu de les montrer. Il est possible
que je fasse cela dans Oui, mais.... Je pense, par exemple,
au moment où Sébastien explique ses sentiments dans
la voiture. Si je le fais, là oui, j'ai raté mon coup.
Mais ce n'est pas parce qu'il y a du dialogue que les choses sont
dites. On peut aussi montrer avec des dialogues. Je donne plusieurs
exemples dans mes livres. Bref, l'omniprésence de dialogues
n'est en rien un critère.
Qu'auriez-vous
raté, alors, dans le film à part la caractérisation
de la mère ?
Je mets l'aspect didactique du film de côté. Je sais
que ce n'est pas une forme facile et que ça n'a pas plu à
tout le monde mais c'était un choix de départ. D'ailleurs
pour certains, ce n'est pas un handicap, ça fait partie de
l'originalité du projet, de son côté OVNI. Je
suis d'ailleurs assez fier de commencer par une conférence
illustrée et de finir par une scène d'amour de trois
minutes, sans mots, où seuls le sens, les gestes, les images
et la musique comptent.
C'est intéressant
de voir que, dans le scénario original, cette scène
faisait trois lignes.
Oui, elle a été développée
pendant le tournage, avec l'aide d'Emilie Dequenne. Mais elle était
quand même écrite sur le papier avant d'être tournée.
Pour revenir à votre question, il est possible qu'un défaut
majeur du scénario du film soit le manque de surprise. Je prépare
et je structure tellement que je me retrouve avec un truc qui coule
sans donner l'impression de décoller. J'ai l'impression d'avoir
l'effet pervers de mes qualités de structureur. A propos de
Oui, mais..., Jacques Audiard m'a dit
« C'est bien écrit mais bon dieu, lâche-toi,
pète un coup ! ». Je vais essayer de péter
pour le prochain. [rires]
Et que pensez-vous
avoir réussi ?
Pas plus facile que la question précédente. D'après
les adolescents, j'ai réussi à rendre compte de leur
univers et d'après les psys, j'ai réussi à rendre
compte correctement d'une thérapie. C'est déjà
pas mal. Richard Fisch, le directeur du Brief Therapy Center de Palo
Alto a même cru que Gérard Jugnot était un vrai
psy ! Ce qui m'a fait très plaisir, c'est de voir à
quel point le film faisait rire ou sourire. Bien sûr, quand
je l'écrivais, je m'amusais à trouver des gags ou des
situations comiques mais après avoir passé plusieurs
années à l'écrire et un an à le mettre
en images, j'ai un peu oublié que ça pouvait être
drôle. Et quand les premières projections ont commencé,
le public m'a rappelé qu'il y avait de l'humour. C'est assez
fascinant de voir l'aspect universel de la comédie. Les Chinois
qui ont vu le film (à Shanghai et Hangzhou) ont formidablement
bien réagi. Le sommet a été atteint au Festival
de Richmond où le film a été projeté dans
un immense théâtre de 1 400 places, plein à
craquer. Les gens ont ri et applaudi pendant toute la projection.
Pour quelqu'un qui considère la comédie comme le traitement
le plus noble et le plus difficile, c'est une belle récompense.
En plus, voir son film au milieu d'une salle qui rit, c'est comme
un trip à l'ecstasy sans les effets secondaires. C'est magique.
Etait-il naturel, pour
quelqu'un qui défend autant le scénario, de passer à
la réalisation ?
Pourquoi pas ? Ce sont deux activités
différentes mais elles ne sont pas incompatibles. Quand on
écrit quelque chose de personnel, c'est même un mouvement
assez naturel de vouloir le mettre en images soi-même. C'est
la démarche inverse, écrire quand on est avant tout
réalisateur, qui me paraît moins évidente. Même
si, en France, personne ne se gêne !... J'ai des amis scénaristes
qui ne s'imaginent pas diriger une équipe et qui préfèrent
rester scénaristes. Je les comprends mais je pense qu'ils ont
tort. Tous les scénaristes devraient faire au moins un court
métrage, histoire de goûter à la réalisation.
Si en plus, comme moi, vous prenez un immense plaisir à travailler
avec les comédiens ou à assembler le puzzle sur la table
de montage, il ne faut pas hésiter.
Etes-vous satisfait de l'accueil du film ?
J'ai regretté de ne pas avoir utilisé un autre nom
pour le signer car la plupart des gens qui connaissaient La
dramaturgie ont vu le film en m'attendant au tournant. Parfois,
en bien, d'ailleurs. Mais, à partir du moment où vous
recevez une oeuvre d'art avec un a priori, même positif, vous
n'êtes plus authentique et vous vous gâchez l'expérience.
Pour le reste, je suis très satisfait de l'accueil de ceux
qui ne me connaissaient pas et qui ont juste découvert un film
parmi d'autres. Même si c'est un film à part. J'ai voulu
raconter une histoire qui me touchait personnellement et montrer une
pratique qui n'est jamais montrée au cinéma de cette
façon. Je n'ai jamais cherché à donner une leçon
de scénario au microcosme. Je suis aussi enchanté du
succès du DVD qui continue à très bien se vendre.
Est-ce que vous pensez
que votre livre a eu une influence sur l'audiovisuel français ?
Très sincèrement, je n'en ai aucune idée.
Certains le prétendent. Cela me paraît très difficile
à estimer. Il y a sûrement aujourd'hui une attention
au scénario (au sens de récit) qu'il n'y avait pas il
y a vingt ans en France. L'idée, par exemple, que le scénario
puisse s'enseigner et être régi par des principes fondamentaux
n'est quasiment plus discutée (j'en parle dans la
préface). Mais grâce à qui, grâce à
quoi ?
Le mot « dramaturgie »
est entré avec force dans le vocabulaire de la profession.
Il n'était pas du tout usité avant 1994. Maintenant,
on le lit et l'entend partout. Y compris dans d'autres domaines.
C'est vrai. Mais c'est juste un mot. Je crois
qu'il faut du temps pour qu'un livre influence profondément
ses contemporains. Comprendre une chose et l'apprendre sont deux activités
très différentes, la première est très
facile, la seconde peut prendre une vie. En d'autres termes, il ne
suffit pas de lire un livre sur l'écriture dramatique, quel
qu'il soit, pour devenir aussitôt un bon auteur dramatique ou
un bon script doctor. D'ailleurs, c'est vrai pour tous les traités
et tous les sujets. S'il suffisait de lire Laurence Pernoud ou Françoise
Dolto pour s'occuper correctement d'un enfant...
C'est pourtant ce que beaucoup de décideurs
pensent. Ils ont lu votre livre et ils s'imaginent qu'ils savent
évaluer un scénario.
C'est de la paresse
et de la fumisterie. C'est d'ailleurs pourquoi j'ai développé
la partie consacrée à l'évaluation du scénario.
Mais quand bien même. Si vous lisez mes livres sans bien connaître
les œuvres citées et surtout sans en confronter le contenu
à l'expérience vous n'en retiendrez qu'une infime
partie. L'information ne se transformera pas en connaissance. Cela
peut même faire des dégâts parce qu'il y a un
risque de ne retenir que les grandes lignes et d'oublier les nuances.
Même pour "lire" un scénario, il faut du
talent, des compétences, des dispositions naturelles.
Que devraient faire les auteurs à qui certains décideurs
balancent La dramaturgie comme argument d'autorité
?
Eh bien précisément connaître (au sens d'apprendre)
les nuances de leur art. Etre capables de dire aux décideurs
: "OK, Lavandier (ou Aristote ou John Truby ou qui vous voudrez)
dit ça mais si vous tournez la page, vous verrez qu'il y
a une nuance, un contre-exemple ; ce n'est pas aussi simpliste que
vous le croyez".
Quels sont vos rêves les plus fous ?
En tant qu'auteur de La dramaturgie, ce serait
d'aider chaque culture à véhiculer une pensée
profonde et personnelle de façon distrayante et, dans le
cas de l'audiovisuel, à résister ainsi au tout-américain.
Comment peut-on résister au cinéma américain ?
Une œuvre d'art est schématiquement constituée
de deux éléments : une pensée et sa traduction.
Une pensée n'est riche que si elle est personnelle. Ce n'est
pas une condition suffisante mais c'est clairement une condition
nécessaire. C'est pourquoi je défends l'idée
de projets locaux, régionaux, à sensibilité
spécifique. La traduction, en revanche, doit être universelle.
Sans quoi l'auteur suédois n'arrivera pas à toucher
le spectateur argentin et, pire encore, risquera de ne même
pas toucher le spectateur suédois qui n'a pas la même
sensibilité que lui, qui n'a pas la carte de son club.
Qu'est-ce qu' une traduction universelle et efficace ?
C'est une traduction qui s'appuie sur le fonds
commun à l'humanité. Elle est présente dans
de nombreuses formes de récit, d'un continent à l'autre,
d'une époque à l'autre. C'est ce que les Américains
ont si bien appris à faire en s'inspirant du théâtre
européen, même si leur pensée n'est pas toujours
à la hauteur. Je défends depuis vingt-cinq ans deux
positions fondamentales : 1- le savoir-faire des Américains
n'est pas leur propriété exclusive. Il est vieux de
milliers d'années. On le retrouve dans le théâtre
et la tradition orale. Il peut être appris et utilisé
par n'importe quel être humain ; 2- la connaissance et
la maîtrise de ce savoir-faire respectent l'âme des
auteurs, la spontanéité de leur création et
la spécificité de leur culture. Ainsi, en gardant
sa sensibilité, il est possible de faire des œuvres distrayantes
et profondes – ce n'est pas incompatible ! –, des œuvres qui séduisent
ses concitoyens, qui s'exportent, qui véhiculent plus de
sens que bon nombre de films américains. Ce sont ces outils
que j'essaie de proposer dans La dramaturgie.
Et votre rêve le plus fou en tant
que cinéaste ?
Ce serait d'avoir la carrière de
quelqu'un comme Charles Chaplin, d'arriver à émouvoir
et distraire des millions de gens sur la durée.
Pas mal !
Ah, vous m'avez demandé mes rêves
les plus fous. Mais en fait – il y a encore un « mais » !
–, les choses sur lesquelles je travaille le plus ne sont pas professionnelles.
Je n'échangerais pas une relation harmonieuse avec ma femme
et mes enfants pour tout le génie et le succès de
Chaplin. Maintenant, si vous me dites qu'on peut avoir les deux,
je signe... Monsieur Méphistophélès
[rires].
propos recueillis et compilés par Patrice Saint-Omer
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ici pour commander La dramaturgie d'Yves Lavandier
Autre
entretien fleuve accordé par Yves Lavandier (avec des développements
différents)