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EXTRAIT
DU CHAPITRE 1: LA STRUCTURE DE BASE
EXTRAIT DU CHAPITRE 2 : LE SENS
EXTRAIT DU CHAPITRE 3 : LE PITCH DRAMATIQUE
EXTRAIT DU CHAPITRE 4 : LA TRAJECTOIRE INTERNE
EXTRAIT DU CHAPITRE 6 : CARACTÉRISATION
EXTRAIT DU CHAPITRE 8 : LE
TRAITEMENT
EXTRAIT DU CHAPITRE 9 : LA
CONTINUITÉ
DIALOGUÉE
EXTRAIT DU CHAPITRE 11 : EXIGENCES FONDAMENTALES
EXTRAIT DU CHAPITRE 1: LA STRUCTURE
DE BASE
Si le récit était un
végétal...
... ce serait un chou romanesco. En effet, ce principe objectif-obstacles
est la forme de base d'une structure fractale. En d'autres termes, le
récit est la combinaison, à différentes échelles,
de milliers de couples objectif-obstacles.
Mais, vous demandez-vous peut-être, si tout récit peut
se réduire à une structure aussi simple, comment se fait-il
qu'au final les récits soient si différents les uns des
autres ? Il y a cinq raisons majeures à cela.
1. D'abord, il existe à la disposition des auteurs une infinité
de combinaisons possibles. Une infinité de protagonistes possibles,
de caractérisations, d'arènes, d'incidents déclencheurs,
d'obstacles et de climaxes. En revanche, même si les objectifs
peuvent être divers et variés, on ne peut pas dire qu'il
y ait une infinité de motivations et d'objectifs. Dans la vie
comme dans la fiction, ce sont toujours les mêmes forces qui meuvent
les organismes vivants.
Imaginons qu'à l'échelle de l'uvre entière,
vous vous arrêtez sur un protagoniste, un incident déclencheur,
un objectif, des obstacles, tous bien spécifiques. A partir de
cet ensemble en apparence unique, vous pouvez encore écrire trente-six
récits différents. Ce qui nous amène aux quatre
autres facteurs de différenciation.
2. Comme précisé plus haut, la structure de base se retrouve
à différentes échelles : l'uvre entière
mais également la série, l'épisode, l'acte (dramatique
ou logistique), la séquence, la scène jusque, parfois,
une phrase de dialogue. Tout le premier acte des Compères,
par exemple, a un protagoniste différent du protagoniste général.
Il s'agit de Christine (Anny Duperey) dont l'objectif est de retrouver
son fils fugueur. Une fois qu'elle a transmis son objectif à
Pignon (Pierre Richard) et Lucas (Gérard Depardieu), nous entrons
dans le deuxième acte. Le climax de Ben-Hur est
la célèbre course de char. C'est une séquence (i.e.
un ensemble de scènes) qui dure 25 minutes et qui contient elle-même
trois actes et un climax. Le deuxième acte de cette séquence
démarre quand les chars s'élancent. Le climax du climax
de Ben-Hur est le moment où Ben-Hur (Charlton Heston)
et Messala (Stephen Boyd) sont en tête de la course et finalisent
leur affrontement en l'intensifiant. Le troisième acte du climax
comprend deux scènes : le couronnement du vainqueur et la mort
du perdant.
3. Les milliers de structures de base qui sont combinés pour
obtenir un récit ne concernent pas toujours le protagoniste général
de l'uvre. Dans l'une des scènes de La mort aux trousses,
un personnage secondaire, Leonard (Martin Landau), essaie de convaincre
son patron (James Mason) que la femme que son patron aime les a trahis.
Le protagoniste général du film (Cary Grant) assiste à
la scène en témoin caché mais il n'en est pas le
protagoniste local.
4. On peut jouer avec la structure de base. On peut en cacher certains
éléments, les révéler plus tard, ne montrer
qu'une partie des récits annexes, rajouter une ou plusieurs sous-intrigues,
ménager des surprises ou du mystère. Et aussi choisir
de développer l'objectif trajectoriel plus que l'objectif dramatique.
Quand je dis qu'un récit est un mélange fractal, ce n'est
pas pour autant un mélange régulier où chaque mini-récit
apparaît dans l'ordre et en entier. Un récit est un mélange
fractal arbitraire et parcellaire. Dans le court métrage Omnibus,
par exemple, la routine de vie du protagoniste - préparation
qui fait généralement partie du premier acte - se trouve
dans le deuxième acte. Elle est utilisée comme argument
par le protagoniste (Daniel Rialet).
Il était une fois dans l'Ouest est un bel exemple
de mélange fractal arbitraire et parcellaire. L'incident déclencheur
est le massacre de la famille McBain par Frank (Henry Fonda), un chef
de gang immoral qui travaille pour un industriel véreux nommé
Morton (Gabriele Ferzetti). Cet incident déclencheur touche deux
person-nages importants : Jill (Claudia Cardinale), l'épouse
de McBain, qui débarque de La Nouvelle Orléans après
le massacre et Cheyenne (Jason Robards) à qui Frank fait porter
le chapeau de ses crimes odieux. Jill a d'abord pour objectif de retourner
d'où elle vient mais quand elle comprend ce que son mari voulait
faire - bâtir une gare à un endroit stratégique
pour le chemin de fer en chantier - elle décide de rester et
de contrer Frank et Morton. Quant à Cheyenne, il a deux objectifs
: ne pas payer à la place de Frank et se venger. Il a également
pour objectif secondaire d'aider Jill. Un quatrième personnage
important du film a le même objectif secondaire que Cheyenne.
Il s'agit d'Harmonica (Charles Bronson). Son objectif principal est
de se venger de Frank. Dans l'histoire d'Harmonica, l'incident déclencheur
remonte à de nombreuses années, quand Frank a tué
le frère d'Harmonica de façon sadique. Cet incident déclencheur
fait l'objet d'un flashback célèbre à la fin du
film. Bref, prenez les cinq personnages principaux d'Il était
une fois dans l'Ouest, avec chacun leur incident déclencheur,
leurs objectifs, principal et secondaire, faites-les se croiser et se
recroiser et vous obtenez le cocktail que l'on connaît. C'est
une structure fractale qui respecte deux mécanismes fondamentaux
: conflit et unité. L'unité est incarnée par Frank.
Car les objectifs des autres personnages sont tous en rapport avec lui.
5. Enfin, dernier critère et non des moindres, cette combinaison
fractale qu'est le récit n'est jamais aussi parfaitement construite
qu'un chou romanesco. Il faut compter avec les ratés, les approximations,
les exceptions, les rebellions (conscientes ou pas), en bref ce que
certains appellent les "licences poétiques".
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EXTRAIT
DU CHAPITRE 2 : LE SENS
Le pot de l'intimité et de l'authenticité
Il arrive que cette scène d'intention générale
soit la plus difficile à écrire ou même que l'auteur
l'esquive carrément, de façon inconsciente. En général,
c'est parce que c'est dans cette scène que l'auteur est véritablement
authentique ou vulnérable (ou les deux). Et cela fait peur de
se mettre à nu, d'être vraiment soi-même. Mais cesser
de tourner autour du pot et affronter cette scène est extrêmement
bénéfique, pour l'uvre comme pour l'auteur. Car
rater le pot c'est rater l'uvre.
Un jour, dans un atelier, j'ai forcé un auteur à écrire
la scène qu'il évitait déjà depuis plusieurs
séances. Je lui ai dit de mettre ses deux personnages l'un en
face de l'autre et de se dire ce qu'ils avaient à se dire. Peu
importe si c'était maladroit. Peu importe si la scène
ne devait pas rester dans le récit final. Mais l'abcès
devait être crevé. J'ai ajouté que je ne commenterais
aucun autre travail de cet auteur tant que cette scène ne serait
pas écrite. Quand il est arrivé dans l'atelier le lendemain,
il avait changé physiquement. C'était spectaculaire. Il
avait écrit la scène. Il nous l'a lue. Elle était
émouvante. L'auteur avait enfin débloqué son projet.
C'est parce que j'ai souvent vu des scénaristes refuser de rentrer
dans le pot et s'embarquer dans l'écriture sans savoir ce qu'ils
voulaient vraiment raconter que j'insiste autant sur la question du
sens, caché et profond. Et l'on ne voit pas ce phénomène
que dans les ateliers d'écriture. Chaque semaine, sortent des
pièces ou des films qui manquent de cohérence. A contrario,
j'ai pu constater qu'un travail en profondeur et en conscience sur l'intention
et les motivations pouvait améliorer l'écriture.
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EXTRAIT
DU CHAPITRE 3 : LE PITCH DRAMATIQUE
RECIT D'INTRIGUE ET RECIT DE CARACTERE
Le récit d'intrigue est le type de récit qui met l'accent
sur l'action et les objectifs conscients. Le récit de caractère
est le type de récit qui s'intéresse plutôt au portrait
ou/et à la trajectoire psychologique d'un personnage. Bien sûr,
la plupart des récits mélangent intrigue et caractérisation.
Nous avons affaire à un spectre. A un bout du spectre, on citera
Duel, La mort aux trousses, Retour
vers le futur, Un chapeau de paille d'Italie,
24 heures chrono dans lesquels la caractérisation
est parfois proche du néant. A l'autre bout du spectre, on peut
citer Amadeus, La cerisaie, Dom Juan,
Le fanfaron, Monsieur Schmidt, Un
tramway nommé Désir, Vol au-dessus d'un
nid de coucou dans lesquels la structure est particulièrement
lâche. Mais beaucoup de récits mélangent avec bonheur
intrigue et caractérisation. Je pense à Cyrano de
Bergerac, L'école des femmes, La
garçonnière, Hamlet, Maison
de poupée, Martha Jane Cannary, dipe
roi, Othello, Quartier lointain,
Les Soprano, Un jour sans fin, La vie est
belle (1946).
En tant qu'auteur, vous avez sûrement vos préférences.
Sans que vous vous en rendiez compte, vos goûts vous porteront
vers un type de récit plutôt que vers un autre. Mais il
peut être intéressant de conscientiser vos préférences.
Car l'endroit où vous placez le curseur ne dépend pas
uniquement de vos goûts, il dépend aussi de votre intention.
La caractérisation dans le récit d'intrigue
Si vous choisissez le récit d'intrigue, vous allez vous concentrer
sur les péripéties. Je vous invite néanmoins à
caractériser vos personnages. Quel intérêt ? me
demanderez-vous. Je pense que de bonnes caractérisations rendent
un récit plus juste, plus riche et plus intéressant. Ne
trouvez-vous pas que Haddock, Tournesol, les Dupondt et la Castafiore
sont plus crédibles et attachants que Tintin ? Tintin est tellement
lisse qu'il en devient non-humain. Donner des aspérités
à ses personnages, c'est à la fois être réaliste
et procurer plus de plaisir au spectateur.
La structure de base dans le récit de caractère
Si vous choisissez le récit de caractère, vous allez vous
concentrer sur la caractérisation, éventuellement sur
l'évolution d'un personnage, mais cela ne doit surtout pas vous
dispenser d'avoir un pitch dramatique. Les récits de caractère
réussis ont une structure classique, au minimum un incident déclencheur
et un climax. Attention, je dévoile les fins des uvres
qui suivent.
Dans la pièce Amadeus, l'incident déclencheur
est la découverte de Mozart par Salieri et le climax est la folie
de Mozart. L'objectif dramatique de Salieri est d'échapper à
la jalousie qui le ronge. Dans Dom Juan, l'incident déclencheur
est la demande d'explications de Done Elvire - elle lui lance d'ailleurs
une imprécation en rapport avec son défaut tragique ("Sache
que ton crime ne demeurera pas impuni et que le même Ciel dont
tu te joues me saura venger de ta perfidie") -, l'objectif
dramatique de Dom Juan est de vivre sa vie de libertinage comme il l'entend
et le climax est la mort de Dom Juan. Dans Le fanfaron,
l'incident déclencheur est la rencontre entre Bruno (Vittorio
Gassman) et Roberto (Jean-Louis Trintignant), l'objectif dramatique
de Roberto est de rentrer chez lui et le climax est l'accident de voiture.
Dans Monsieur Schmidt, l'incident déclencheur est
le départ à la retraite de Monsieur Schmidt (Jack Nicholson)
et le climax est son discours au mariage de sa fille (Hope Davis). Dans
La cerisaie, l'incident déclencheur est le moment
où nous apprenons que la propriété va être
vendue aux enchères dans trois mois, l'objectif dramatique de
Lioubov est de trouver une solution au problème de la cerisaie
et le climax est le moment où Lopakhine annonce qu'il a acheté
la propriété. Dans Un tramway nommé Désir,
l'incident déclencheur est l'arrivée de Blanche chez Stella.
L'objectif dramatique de Blanche est de souffler un peu. Le climax est
le viol. Dans Vol au-dessus d'un nid de coucou, l'incident
déclencheur n'est pas montré, c'est la scène qui
décide McMurphy (Jack Nicholson) à faire croire qu'il
est fou. Mais il est narré dans l'entretien avec le directeur
(Dean R. Brooks) et nous en voyons les conséquences (l'arrivée
de McMurphy dans ce nouvel univers). Le climax est la tentative de meurtre
de McMurphy sur l'infirmière Ratched (Louise Fletcher).
Bref, même si vous choisissez de faire un portrait et même
si les récits d'intrigue ne vous motivent pas, vous devez concevoir
un écrin suffisamment solide pour vos personnages. Sinon, vous
prenez le risque de voir le spectateur décrocher et passer à
côté de votre formidable portrait.
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EXTRAIT
DU CHAPITRE 4 : LA TRAJECTOIRE INTERNE
Un jour sans fin (1993)
Le personnage qui change est le protagoniste : Phil Connors (Bill Murray).
Au début, Phil est clairement caractérisé comme
arrogant et blasé. Rita (Andie MacDowell) et Larry (Chris Elliott),
le caméraman, font office de consciences morales mais on voit
bien que leur point de vue indiffère Phil. A 33 minutes dans
le film, Phil comprend qu'il peut enfreindre la loi sans subir de conséquences.
Il en profite. Il s'empiffre, drague, vole de l'argent, frappe Ned (Stephen
Tobolowsky) et commence à courtiser Rita en la manipulant. Mais,
à 55 minutes, il se prend une rafale de claques. Rita a compris
que Phil n'était pas authentique. Phil entre alors dans une période
de désespoir. Il tente de tuer la marmotte puis de se suicider
de mille et une façons. En vain. A 64 minutes, Phil doit se rendre
à l'évidence : il est immortel, comme un dieu. A 68 minutes,
on comprend que Phil est amoureux de Rita. En outre, il reconnaît
qu'il est un con. Il n'a plus besoin de contradicteur raisonnable. Rita
lui dit que ce qui lui arrive n'est peut-être pas une malédiction,
qu'il y a peut-être une autre façon de voir les choses.
Dès la scène suivante, à 72 minutes, Phil agit
comme un saint. Il donne tout son argent liquide au clochard (Les Podewell),
apporte du café à Larry, sauve un enfant (Shaun Chaiyabhat),
etc.
Conclusion. Les phases 1 et 4 sont évidentes. Le climax
trajectoriel est la série de suicides vains. A partir de là,
Phil n'est plus arrogant. Pour autant, il n'est pas devenu serviable
et authentique. Il est surtout perdu. Il se sent à la fois immortel
et totalement impuissant. C'est la réflexion de Rita qui va lui
indiquer la voie de la rédemption. Le conflit trajectoriel est
l'immense frustration générée par l'accumulation
d'échecs. Echecs amoureux qui culminent avec la rafale de claques.
Et échecs face au désir de mort, qui se concluent également
par un montage-séquence. Ce conflit trajectoriel est particulièrement
puissant. Déjà, ce n'est pas rien de se prendre une veste
ou de ne pas arriver à mourir. Mais, en plus, ces échecs
se répètent un très grand nombre de fois. Derrière
la comédie qui, comme souvent, donne une apparence de légèreté,
le protagoniste vit un véritable enfer.
On notera qu'Un jour sans fin illustre ces cas où
le climax trajectoriel précède le climax dramatique (comme
dans La guerre des étoiles, cité plus haut).
Malheureusement, entre les deux climaxes, il se passe dix bonnes minutes
sans conflit. Or, on est toujours dans l'action. Phil n'a toujours pas
atteint son objectif (sortir de cette répétition maudite).
Un jour sans fin - pour lequel j'ai, par ailleurs, une
profonde estime - illustre parfaitement le danger du découpage
en trois actes de Syd Field [26]. Quand vous mettez le climax dramatique
au milieu d'un troisième acte "fieldien" - celui qui
doit faire 30 minutes et comprend deux parties très différentes
-, vous prenez le risque de faire retomber le suspense au début
dudit troisième acte. Annonce solennelle : quelle que soit votre
conception des trois actes, tant que l'objectif n'est pas atteint ou
abandonné, vous devez mettre du conflit et continuer à
partager le spectateur entre espoir et crainte, a fortiori à
l'approche du climax. En bref, vous devez faire comme si vous étiez
toujours dans
le deuxième acte !
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EXTRAIT DU CHAPITRE 6: LA CARACTÉRISATION
Deuxième phase : la mise en scène
de la caractérisation
Il est tout à fait possible que, dans la première phase
du travail de caractérisation, vous ayez imaginé des situations
mettant en scène votre personnage et même que vous ayez
écrit quelques scènes, caractérisantes bien entendu.
Ces scènes peuvent ne jamais faire partie du texte définitif
mais elles permettent de saisir le personnage. D'une certaine façon,
vous avez mélangé première et deuxième phases.
Outil majeur 1 : le conflit
Pour transmettre au spectateur la caractérisation d'un personnage,
il n'y a pas trente-six moyens, il faut mettre ledit personnage en situation,
en action ou en réaction. Ce qui nous éclaire le plus
sur ce qu'est un personnage est sa façon de se comporter dans
une situation donnée, de préférence conflictuelle
pour lui ou pour les autres. Dans Les vestiges du jour,
par exemple, Stevens (Anthony Hopkins) continue à servir son
maître au lieu d'aller au chevet de son père mourant. Au
début de Autant en emporte le vent, Scarlett (Vivien
Leigh) accepte, par dépit amoureux, de se marier avec un soupirant
qui l'indiffère (Rand Brooks). Dans Titanic, au
plus fort de la catastrophe, les attitudes de Bruce Ismay (Jonathan
Hyde), Cal (Billy Zane) et Molly (Kathy Bates) révèlent
un choix déterminé, pour reprendre l'expression d'Aristote
[2], ce qui caractérisent chacun d'entre eux. Pour mémoire,
Bruce Ismay - qui n'est autre que le PDG partiellement responsable du
désastre - embarque discrètement dans un canot de sauvetage
réservé aux femmes et aux enfants. Cal fait croire qu'il
est le père d'une gamine abandonnée pour pouvoir entrer
dans un canot. Et, plus tard, Molly - qui est une nouvelle riche méprisée
par la vieille aristocratie - insiste pour que son canot aille repêcher
les survivants qui nagent dans l'eau glacée.
Outil majeur 2 : l'anormalité
Un deuxième élément important est nécessaire
: il faut que la façon d'agir ou de réagir du personnage
soit différente de la norme. Si votre personnage se comporte
comme le feraient 95 % des spectateurs dans la même situation,
il ressemble à des milliers de gens et n'a donc pas de spécificité.
Si, par exemple, votre personnage s'enfuit quand il entend "Au
feu !", certes il réagit en situation de conflit mais il
ne fait rien de caractérisant. Alors que tout le monde cherche
la sortie précipitamment quand retentit "Au feu !",
Garfield, lui, brandit des saucisses plantées au bout d'une brochette
(Garfield). Dans Hamlet, le protagoniste
a une occasion en or d'atteindre son objectif. Claudius lui tourne le
dos. Hamlet n'a qu'à le passer par le fil de l'épée.
C'est ce que beaucoup de monde ferait à sa place pour atteindre
son objectif. Mais Hamlet n'est pas tout le monde. Hamlet se tâte,
se pose des questions et finit par se trouver une excuse pour ne pas
agir. Ce faisant, Shakespeare le caractérise. Dans Ménage,
Blanche (Blandine Pélissier) hésite entre empêcher
une goutte de café de salir son tapis et retenir sa copine dépressive
(Sandrine Dumas) de passer par la fenêtre. Un être humain
normal n'hésiterait pas une seconde. Blanche est tellement névrosée
qu'elle choisit la propreté.
Vous me direz peut-être que l'anormalité, si elle est certes
caractérisante, a tendance à générer de
la comédie. C'est faux. L'indécision d'Hamlet n'a rien
d'hilarant. Encore plus éloquent, dans la série Hannibal
(S1, ép.11), un tueur en série (Eddie Izzard) éventre
un médecin encore vivant (Raúl Esparza) et extrait ses
organes. Une blogueuse (Lara Jean Chorostecki) est à ses côtés,
mais pas en tant que complice, en tant que témoin forcé.
Tout humain normalement constitué tremblerait, hurlerait, pleurerait,
vomirait, s'évanouirait ou détournerait les yeux. La blogueuse,
elle, regarde la scène froidement. Son anormale absence de réaction
est extrêmement caractérisante et, croyez-moi, il n'y a
rien de comique dans la scène.
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EXTRAIT DU CHAPITRE 8 : LE TRAITEMENT
Exemples de passage du scène-à-scène
au traitement
Imaginons que vos personnages principaux sont de jeunes étudiants
et que votre scène-à-scène indique ceci : "Charlotte
demande à Kevin de ne pas la larguer. Il persiste et lui dit
qu'il reviendra peut-être vers elle si elle change." Un scénariste
paresseux montrerait Charlotte qui va trouver Kevin dans la rue ou à
la fin d'un cours. Elle lui demanderait de ne pas la larguer. Ils auraient
éventuellement un échange conflictuel. Et Kevin finirait
par dire : "Je reviendrai peut-être vers toi si tu changes".
Dans ce cas, le passage du scène-à-scène au traitement
n'ajoute rien et tout passe par les dialogues. Imaginons maintenant
que Charlotte et Kevin sont en cours d'allemand à une certaine
distance l'un de l'autre. Charlotte se fait surprendre par le professeur
en train de faire passer un petit message manuscrit. Elle y demande
à Kevin de ne pas l'abandonner. Devant toute la classe, le professeur
oblige Charlotte à traduire le mot en allemand. Charlotte s'exécute.
Puis le professeur oblige Kevin à répondre. Devant tout
le monde et en allemand, Kevin suggère à Charlotte de
lui faire signe quand elle aura changé. Je suis sûr que
vous pouvez être encore plus créatif mais, au moins, dans
cette deuxième configuration, 1- une arène a été
exploitée, 2- Charlotte a fait preuve de ressource et 3- du conflit
lui a été rajouté, ce qui a probablement rendu
Charlotte plus attachante. En bref, la scène a gagné en
passant du scène-à-scène au traitement.
Prenons un autre exemple : la première apparition d'un personnage
important du Jouet. Dans le scène-à-scène,
cela donnerait ceci : "François Perrin découvre le
Président Rambal-Cochet dont il a tant entendu parler : un PDG
puant, craint par tous ses employés". En version traitement
: "Dans la cour de l'usine Rambal-Cochet, des tables ont été
montées sur tréteaux pour un déjeuner à
ciel ouvert. Les employés ont déjà commencé
à manger car le PDG a fait savoir qu'il arriverait en retard.
Soudain, voilà sa voiture qui s'arrête au fond de la cour.
Tout le monde se lève avec déférence. On l'accompagne
jusqu'à sa place, qui se trouve en bout de table. Sans un mot,
Rambal-Cochet s'assoit et, au lieu de rapprocher sa chaise du bout de
la table, attrape la planche et la tire à lui d'un bon mètre,
semant la confusion parmi les convives. Puis il mange, satisfait, indifférent
aux autres, tandis que les convives s'emmêlent les assiettes et
les verres sans oser broncher". Ce geste insensé caractérise
Rambal-Cochet en quelques secondes comme aucune succession de dialogues
ne pourrait le faire.
Dernier exemple, tiré de Portrait craché d'une famille
modèle. Dans le scène-à-scène, on
pourrait lire simplement : "Susan annonce à Nathan qu'elle
le quitte". Un scénariste indigne concevrait une scène
de rupture classique avec moult dialogues, éventuellement un
éclat de voix et quelques larmes. Lowell Ganz et Babaloo Mandel
ont exploité la caractérisation des personnages, qui n'est
pas banale. En effet, Nathan (Rick Moranis) et sa femme Susan (Harley
Kozak) cherchent à faire de leur fille de 4 ans (Ivyann Schwan)
un petit génie. Mais Susan trouve que l'enfant n'est pas bien
équilibrée et que Nathan va trop loin. Elle commence à
se détacher des principes d'éducation de son mari. Problème,
il est tellement occupé qu'elle a du mal à lui en parler.
Un jour, alors que Nathan fait reconnaître à leur fille
des symboles chimiques inscrits sur des cartons, Susan lui propose un
nouveau jeu de cartons. Très intéressé, Nathan
se met à les lire : 1- Ceci est, 2- le seul moyen, 3- d'attirer,
4- ton attention. Nathan proteste : leur fille est largement au-dessus
de ce genre de cartons. Puis il continue à lire : 5- Je te
quitte. Nathan regarde sa femme, stupéfait et incrédule,
et dit : "Tu me quittes ?!". Susan lui montre un dernier
carton : 6- Oui.
Vous l'aurez compris, passer du quoi au comment consiste, entre autres
choses, à exploiter et même à milker ce que vous
avez mis en place, en particulier l'arène et la caractérisation
de vos personnages. Cela consiste également à faire preuve
de créativité. Un exercice donné dans certaines
écoles de scénario s'appelle "Je suis enceinte".
Il s'agit d'écrire une scène dans laquelle une femme annonce
à son compagnon qu'elle attend un enfant de lui. La scène
ne doit pas ressembler aux milliers de scènes similaires déjà
existantes dans le répertoire.
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EXTRAIT
DU CHAPITRE 9 :
LA CONTINUITÉ DIALOGUÉE
Le truc de la permutation
Comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire, je pense qu'un
auteur possède dans son inconscient le récit idéal.
La difficulté est d'arriver à accoucher de ce récit
idéal. Parmi ses caractéristiques, l'inconscient ne connaît
pas la négation. Si vous dites, par exemple : "Non, Haneke
et Tarantino ne sont pas des névrosés sadiques",
l'inconscient de vos interlocuteurs n'entendra pas la négation
et associera les noms d'Haneke et Tarantino aux mots "névrosé"
et "sadique". Pour les mêmes raisons, il vaut mieux
dire à un enfant "Pense à prendre ton cartable"
que "N'oublie pas ton cartable". Cela donne de meilleurs résultats.
Tout cela pour dire qu'il peut vous arriver d'avoir une bonne idée
pour votre récit mais de ne pas la mettre en situation correctement.
Si vous sentez que quelque chose cloche, prenez deux éléments
narratifs, inversez-les et voyez ce que cela donne. Au lieu de faire
dire un dialogue par tel personnage, mettez-le dans la bouche du personnage
d'en face. Au lieu de faire vivre l'incident déclencheur à
tel personnage, faites-le vivre à un autre. Au lieu de donner
tel objectif à un personnage, donnez-lui exactement l'objectif
opposé. Au lieu de mettre telle scène à la fin,
mettez-la au début. Au lieu de créer un personnage nouveau
pour générer un obstacle, utilisez un personnage qui existe
déjà. Au lieu qu'un personnage déteste un autre
personnage, il l'adore. Au lieu que ce soit le fils qui vit un conflit
particulier, c'est le père. Au lieu qu'un personnage connaisse
le secret, il l'ignore. En bref, vous gardez une partie de l'idée
et vous changez de façon radicale son insertion dans le projet.
Les possibilités de permutation sont infinies. Essayez, faites
des simulations, osez les inversions les plus saugrenues. Vous serez
étonné de voir le nombre de fois où cette technique
règle le problème.
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EXTRAIT DU CHAPITRE 10 :
EXIGENCES FONDAMENTALES
La vie continue, avec son lot d'interrogations
Faire participer le spectateur au maximum et résoudre ce que
vous avez mis en place ne signifient pas pour autant que tout doit être
limpide et bouclé, comme si la vie s'arrêtait à
la fin de votre histoire. Vous pouvez laisser quelque chose dans l'ombre,
un détail en suspens. D'une certaine façon, vous laisserez
ainsi au spectateur une image juste de la vie et de ses mystères.
J'ai conscience de marcher sur des ufs avec cette suggestion.
Car je ne trouve pas souhaitable de finir un récit sur un épais
mystère, de laisser au spectateur le soin de recoller les morceaux
tout seul ou encore de proposer une chose et son contraire. Dans Broken
flowers, Don (Bill Murray) cherche à savoir qui lui a
envoyé une lettre lui annonçant qu'il a un fils. Il fait
chou blanc. A la fin, un adolescent (Homer Murray) vient trouver Don
mais les auteurs ne nous disent pas si c'est son fils - le fait que
l'adolescent soit joué par le propre fils de l'acteur Bill Murray
ne suffit même pas à éclairer les rares spectateurs
qui s'en rendent compte. Bref, c'est la pose artistique dans toute sa
splendeur. Les auteurs nous demandent de passer 90 minutes de notre
vie à nous intéresser à leur histoire et ils n'ont
même pas la politesse des auteurs de Citizen Kane
ou En attendant Godot. Celle qui consiste à éclairer
le spectateur, à défaut du protagoniste, sur la curiosité
principale posée par le récit. Même principe (mais
moins grave) à la toute fin de Lost in translation.
Bob (Bill Murray) retrouve Charlotte (Scarlett Johansson). Elle lui
glisse quelque chose à l'oreille mais le spectateur en est pour
ses frais, il n'a pas le droit d'entendre. Dans ces deux exemples, on
a affaire à des incertitudes trop lourdes et trop délibérées.
C'est donc une question de dosage. Terminer un récit sur une
promesse peut être assez élégant. A la fin des Lumières
de la ville, Chaplin ne nous dit pas ce que vont devenir le
vagabond et la fleuriste. Vont-ils vivre ensemble ? Peu probable au
vu de la caractérisation de Charlot. En même temps, on
imagine mal la fleuriste en rester là après ce que le
protagoniste a fait pour elle. Pareillement, à la fin de Certains
l'aiment chaud, nous ne savons pas si Jerry (Jack Lemmon) va
se mettre en ménage avec Osgood (Joe Brown). A la fin de Série
noire, Franck (Patrick Dewaere) affirme à Mona (Marie
Trintignant) que tout est réglé alors que c'est exactement
le contraire. Il a tout perdu. Le récit est résolu, merci
aux auteurs, et en même temps, la fin est ouverte. Est-ce que
Franck ment simplement à Mona ou est-ce qu'il ne se ment pas
carrément à lui-même ? N'a-t-il pas perdu la raison
? Comment lui et Mona vont-ils survivre ? Les déboires de Franck
sont loin d'être terminés. Est-ce qu'à la fin du
Fanfaron, Bruno (Vittorio Gassman) a appris une leçon
? Il a l'air abattu par ce qui vient de se passer mais est-ce qu'il
sera moins beauf pour autant ?
Ces quatre exemples sont très éclairants. Ils fonctionnent
selon le même principe. Primo, ce qui a été mis
en place est résolu. Secundo, la vie continue pour les personnages.
Tertio, c'est avant tout le spectateur qui a appris une leçon.
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